S’il fallait placer le déracinement sur la carte du corps humain, il se logerait sans doute dans les tripes et la gorge — dans ces cavités où le vide prend forme et s’étire. Le déracinement est une oscillation, un va-et-vient incessant, comme une vague qui se retire pour mieux revenir, doublée d’une force qui nous submerge et nous laisse nus. Son mouvement heurte et emporte : il nous pousse à errer.

L’errance est le domaine des esprits inquiets, de ceux qui ne se sentent jamais vraiment chez eux, même au cœur de leur maison. Le cinéma de Chantal Akerman porte cette errance. Il épouse une trajectoire fragmentée : du documentaire à la fiction, de la comédie musicale à l’installation, pour revenir toujours à l’origine — le réel. Rien n’y est linéaire, pourtant un fil secret relie chaque film : un désir de découverte, l’empressement d’habiter le monde sans jamais réussir à s’y ancrer.
Dans News from Home (1976), D’Est (1993) ou De l’autre côté (2002), la caméra devient une boussole fragile. Elle dévoile les rythmes d’un territoire, les silences d’une histoire. Les longs travellings glissent comme des souffles retenus, les plans larges nous invitent à déambuler, à regarder plusieurs scènes à la fois.
La banalité des lieux, leurs visages, leurs gestes simples — tout cela nous renvoie à nous-mêmes, à notre propre vacillement. Mais si ces images semblent parfois éthérées, c’est que le regard de la cinéaste demeure à distance : Akerman traverse les espaces sans jamais s’y installer, à la lisière d’un territoire, témoin qui est juste de passage.
Dans De l’autre côté, la voix raconte la disparition d’une mère tandis que l’image montre une autoroute nocturne. Les phares défilent, la voix envahit le cadre. Le corps circule mais ne s’arrête pas — il incarne le drame de la frontière sans jamais percer le secret du territoire. Les espaces qu’elle filme demeurent insaisissables : vastes à l’image, infinis hors champ.

Chez Akerman, le temps pèse. Il s’épaissit, s’étire, cloue le spectateur dans le présent. Le cinéma n’est pas pour elle un divertissement, mais une expérience de conscience — un miroir intérieur. Dans Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), chaque geste devient rituel : éplucher les pommes de terre, ranger, servir, attendre. La routine, d’abord rassurante, révèle peu à peu son vertige. Quand un grain de sable s’y glisse, tout l’édifice s’effondre. La répétition devient matière vivante — le battement même de l’existence.
Le corps aussi rejoint la lenteur du temps comme dans Je, tu, il, elle (1974) ou La Chambre (1972) où la cinéaste se filme dans son lit, son être anéanti par le poids de l’existence. Chaque souffle, chaque hésitation porte l’asphyxie qu’elle éprouve. Le cinéma d’Akerman est d’une franchise désarmante : il montre la fragilité humaine sans artifice. Loin de la performance et de l’efficacité, il épouse le rythme du vivant.
Et pourtant, malgré cette lenteur apparente, tout est physique. Son installation Now (2015)–faite d’images de déserts mouvants–en est l’exemple. Le spectateur déambule entre les écrans, son corps se mêle au paysage. Le déplacement devient une expérience sensorielle : nous avançons, et c’est notre corps qui erre avec les images. De même, dans D’Est, au bord de la fiction (1995), le travelling et la disposition des écrans nous plongent dans une mer de visages, de visages qui regardent et qui se taisent.

Le son trouble l’équilibre de l’image. La voix de la cinéaste fait irruption, notamment dans News from Home où Akerman lit les lettres de sa mère — sa tendresse se dissout dans le bruit des voitures, du métro, du monde en marche. Le son devient frontière : celle entre l’intérieur et l’extérieur, entre le féminin et le masculin, entre le silence du foyer et le tumulte de la ville.
Dans Jeanne Dielman, les bruits — des cuillères, des talons, de la bouilloire — racontent l’enfermement du quotidien. Si le cadre semble stable, c’est le son qui vit, il donne un tempo et annonce . Si bien il peut être subtil et prédire l’avenir, il brouille aussi les pistes comme dans Now où la cacophonie — oiseaux, cigales, hennissements, piano — altèrent l’image et la transforment en mirage: le son est un labyrinthe. Or, parfois, Akerman se sert du silence comme pour son film Woman sitting after killing (2001). Après le meurtre, le silence s’installe : il n’est plus absence, mais paix retrouvée.
La voix d’Akerman, rauque et tremblante, surgit dans Là-bas (2006) après un long mutisme. Elle résonne comme un souffle d’outre-tombe — la trace sonore d’un exil. Si l’on compare cette voix à celle de Je, tu, il, elle, on entend le passage du temps : la jeunesse de l’une, la lassitude de l’autre. Même la voix, chez Akerman, est mouvement.

Le cinéma d’Akerman est une révolution douce — une fusion entre le corps et l’esprit, entre le monde intérieur et le monde tangible. Ses films avancent à tâtons, sensibles et fragiles, traversés de nostalgie. Ils ne nous imposent rien : ils nous laissent marcher à leurs côtés, explorer les marges, les silences, les visages. Chaque image ouvre un monde ; mais quand ce monde s’éteint, c’est comme s’il sombrait à jamais. Chez Akerman, l’image est une mer : elle sépare Ithaque et Ulysse, elle dit l’impossibilité du retour. Elle est beauté, perte, dérive — un espace à jamais en suspens.
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